Choses vecues Choses lues

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Kaputt - Curzio Malaparte

Dans une courte préface, Malaparte raconte l’histoire du manuscrit de Kaputt,

écrit sur le front entre 1941 et 1943, dissimulé et transporté en plusieurs

parties pendant la guerre pour être finalement publié à Naples en 1943

après le débarquement des alliés a Salerne. Témoin impuissant et cynique

du cauchemar de la guerre, Malaparte nous livre avec Kaputt un récit hanté

de visions, issu de son expérience de correspondant de guerre sur les fronts

de l’Est.

 

Est-ce un roman ? Un témoignage ? Kaputt est un abîme bouleversant et

putréfié d’où sortent des rêves hallucinés, des visions spectrales et parfois

sublimes, le récit du naufrage de l’humanité, de l’horreur de cette guerre

qui semble être un hiver éternel dans les terres de Russie, de Pologne, d’Ukraine,

de Roumanie et de Finlande.

 

Kaputt fait coexister l’horreur immonde et la terreur des ghettos et des

massacres avec la beauté charnelle ou froide des paysages du nord, les dîners

luxueux envahis par la putréfaction des dirigeants allemands et de leurs alliés,

les dîners de l’aristocratie étiolée et humiliée - spectacles décrits avec la

sensibilité et le réalisme de toiles de Chardin, ou avec la dimension funèbre

de toiles de Cranach.

 

« Dans cette pièce tiède aux parquets couverts de tapis épais, éclairée par

cette lueur de miel froid que donnaient la lune et la flamme rose des bougies,

les paroles, les gestes, les sourires des jeunes femmes évoquaient avec envie

et regret un monde heureux, un monde immoral, jouisseur et servile, satisfait

de sa sensualité et de sa vanité. Et l’odeur morte des roses, l’éclat éteint de

l’argenterie ancienne et des vieilles porcelaines, le rappelaient à la mémoire

avec une impression funèbre de chair putréfiée. »

 

« Les autres officiers, les camarades de Fréderic, sont jeunes aussi : vingt,

vingt-cinq, trente ans. Mais tous portent sur leur figure jaune et ridée des

signes de vieillesse, de décomposition, de mort. Tous ont l’œil humble et

désespéré du renne. Ce sont des bêtes, pensé-je ; ce sont des bêtes sauvages,

pensé-je avec horreur. Tous ont, sur leur visage et dans leurs yeux, la belle,

la merveilleuse et la triste mansuétude des bêtes sauvages, tous ont cette

folie concentrée et mélancolique des bêtes, leur mystérieuse innocence, leur

terrible pitié. »

 

« A un certain moment, l’officier s’arrête devant l’enfant, le fixe longtemps

en silence, puis lui dit d’une voix lente, lasse, remplie de contrariété :

- Ecoute, je ne veux pas te faire de mal. Tu n’es qu’un mioche ; je ne fais

pas la guerre aux mioches. Tu as tiré sur mes soldats. Mais je ne fais pas

la guerre aux enfants. Lieber Gott ! ce n’est pas moi qui l’ai inventée la guerre !

L’officier s’arrête, puis dit au garçon avec une douceur étrange : Ecoute, j’ai un

œil de verre. Si tu peux me dire tout de suite, sans réfléchir, lequel des deux est

l’œil de verre, je te laisse partir, je te laisse en liberté.

- L’œil gauche, répond aussitôt le garçon.

- Comment as-tu fait pour t’en apercevoir ?

- Parce que des deux, c’est le seul qui ait une expression humaine. »



24/06/2012
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