Herzog - Saul Bellow
Avec Herzog, ce roman exceptionnel publié en 1964, d’une incroyable modernité
par son propos et son style, Saul Bellow a dû inspirer beaucoup d’auteurs,
Woody Allen, Philip Roth, et les frères Coen entre autres.
Il nous fait ici pénétrer – comme à l’aide d’un scanner - dans l’esprit et les
émotions de Moses Herzog, érudit spécialiste de l’histoire des idées, ancien
professeur d’université, que Madeleine sa deuxième femme a quitté pour
Valentin Gerbasch, son ami à la jambe de bois, et néanmoins orateur
flamboyant et sans complexes.
Déprimé d’avoir été abandonné, enragé d’avoir été manipulé, exalté, doté
d’une mémoire exceptionnelle mais manquant totalement de sens pratique, en
proie à des impulsions et des émotions qui le submergent, Herzog oscille en
permanence entre force et faiblesse, acceptation et esprit de vengeance,
ambition folle [d’améliorer la condition de l’humanité avec ses idées] et
désolation face à son impuissance, euphorie [d’une nuit passée avec Ramona,
sa maîtresse au corps superbe] et dépression, gardant [toujours] une
conscience aigüe de la dimension comique du quotidien.
Dans cette période de sa vie où tout semble se dilater, comme exutoire des
observations et émotions très violentes qui l’envahissent, Herzog ne cesse de
composer des lettres, imaginaires ou réelles, pour lui-même, pour ses proches,
pour des personnes qu’il a croisées, pour les médias, des hommes politiques,
des philosophes, des scientifiques jusqu’à Dieu.
Ainsi, le récit est extraordinaire car il ne cesse de mêler dans une trame unique
les pensées intimes d’Herzog et ses idées sur la conduite du monde, l’intérieur et
l’extérieur.
« Notre civilisation est une civilisation bourgeoise. Je n’emploie pas ce terme dans
son sens marxiste. Trouillard ! Dans le vocabulaire de l’art moderne et de la
religion d’aujourd’hui il est bourgeois de considérer que l’univers a été créé pour
que nous l’utilisions en toute sécurité et pour nous donner confort, bien-être et
soutien. La lumière voyage à trois cent mille kilomètres par seconde pour que
nous puissions voir pour nous peigner les cheveux ou pour lire dans le journal
que le jambonneau est moins cher qu’hier. Tocqueville considérait le mouvement
vers le bien-être comme une des plus fortes tendances d’une société démocratique.
On ne peut le blâmer d’avoir sous-estimé les forces destructrices engendrées par
cette même tendance. Il faut que tu aies perdu la tête pour écrire au Times
comme ça ! Il y a des millions d’amers voltairiens dont l’âme est pleine de
furieuses satires et qui cherchent sans cesse le mot le plus mordant, le plus
venimeux. Au lieu de cela, pauvre imbécile, tu pourrais envoyer un poème. »
Le charme et l’intérêt du roman tiennent enfin aussi au cadre très présent par
l’acuité des observations d’Herzog, comme une ode à New-York, à Chicago et
à la maison de campagne dans laquelle celui-ci se réfugie, et à la période
d’expansion des années soixante dont Saul Bellow et Herzog perçoivent les
limites et les dérives avec une lucidité folle, comme s’ils étaient déjà les hommes
d’un monde d’avant.
« Dans le taxi qui traversait les rues brûlantes où s’entassaient les immeubles de
brique et de pierre, Herzog se tenait à la poignée et ses grands yeux contemplaient
New-York. Les formes carrées, loin d’être inertes, étaient vivantes, elles lui
donnaient un sentiment de mouvement inéluctable, presque d’intimité. Dans une
certaine mesure, il avait l’impression de faire partie de tout cela – des chambres,
des magasins, des caves – et en même temps il percevait le danger de ces
multiples excitations. »
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