Choses vecues Choses lues

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Effacement - Percival Everett

"Tous les esprits un peu avertis de notre temps s'accordent sur cette évidence qu'il est devenu impossible à l'art de se soutenir comme activité supérieure, ou même comme activité de compensation à laquelle on puisse honorablement s'adonner." (Guy Debord, Modes d'emploi du détournement)

 

Effacement, roman de 2001 de Percival Everett (son onzième), fut le premier traduit en français en 2004 et c’est un pur bonheur, une excellente façon de rentrer dans une œuvre aussi drôle qu’indispensable.

 

Thelonious Monk Ellison, professeur d’université, auteur de romans à la diffusion confidentielle, jugés trop intellectuels, expert de la pêche à la mouche et menuisier à ses heures perdues, n’accepte pas que sa race soit le marqueur de son identité. Mais il se heurte au refus des éditeurs de publier ses manuscrits, pas assez représentatifs de sa couleur noire [«Ce roman, finement travaillé, présente des personnages très élaborés, une langue riche et un jeu subtil sur l’intrigue, mais on a peine à comprendre ce que cette réécriture des Perses a à voir avec l’expérience afro-américaine.»]. Le succès du best-seller choc de Juanita Mae Jenkins, "Not’vie à nous au ghetto", finit de l’écœurer.

 

Désarçonné et déraciné par les événements familiaux - il doit quitter Los Angeles pour Washington pour s’occuper de sa mère qui sombre dans la maladie d’Alzheimer après l’assassinat de sa sœur médecin par des fanatiques anti-IVG -, Monk écrit en une semaine, sous le pseudonyme de Stagg un roman populaire fait d’un tissu de clichés afro-américains, "Ma Pataulogie", qu’il renommera ensuite "Putain" pour tenter de le couler, sans succès puisque le roman devient un énorme best-seller.

 

L’œuvre populaire est portée aux nues, distinguée par des prix littéraires, et l’intellectuel avant-gardiste est tourné en ridicule, avec sa communication sur le roman expérimental lors d’un colloque, encore plus bâclée et indigeste que le best-seller qui suit ; finalement, les membres de la famille sont les seuls qui restent véritablement émouvants et authentiques, aux antipodes des vies fabriquées que dépeignent les best-sellers ou des idées des intellectuels avant-gardistes.

 

Avec ce roman journal protéiforme, journal de Monk, incluant des dialogues entre des artistes, peintres, cinéaste ou écrivains, un roman dans le roman, des idées pour des histoires, Percival Everett utilise le ressort de l’humour avec maestria, nous met sous le nez les stéréotypes raciaux pour les démonter, dans un beau roman, très drôle et aussi très profond.

 

« RAUSCHENBERG : Tiens, Willem, prends ce morceau de papier, et fais-moi un dessin. De n’importe quoi, beau ou pas, ca n’a pas d’importance.
DE KOONING : Mais pourquoi ?
RAUSCHENBERG : J’ai l’intention de l’effacer.
DE KOONING : Mais pourquoi ?
RAUSCHENBERG : T’occupe pas de ça. Je réparerai ton toit en échange du tableau.
DE KOONING : OK. Je pense le faire au crayon, à l’encre et à la craie grasse.
RAUSCHENBERG : Tout ce que tu voudras.
(Quatre semaines plus tard)
RAUSCHENBERG : Eh bien, ça m’a pris quarante gommes, mais ça y est.
DE KOONING : Quoi donc ?
RAUSCHENBERG : Je l’ai l’effacé.
DE KOONING : Tu as effacé mon tableau ?
RAUSCHENBERG : Oui.
DE KOONING : Où est-il ?
RAUSCHENBERG : Disparu. Ce qui reste, c’est mon acte d’effacement, et le papier, qui était à moi dès le départ.
(Il montre le tableau à de Kooning)
DE KOONING : Tu y as mis ton nom.
RAUSCHENBERG : Et alors ? C’est mon œuvre.
DE KOONING : Ton œuvre ? Tu as vu ce que tu as fait de mon tableau ?
RAUSCHENBERG : Beau boulot, hein ? Ca a été dur de tout effacer. J’en ai encore mal au poignet. Je l’ai intitulé Dessin effacé.
DE KOONING : Très fin.
RAUSCHENBERG : Je l’ai déjà vendu. Dix mille.
DE KOONING : Tu as vendu mon tableau ?
RAUSCHENBERG : Non, j’ai effacé ton tableau. J’ai vendu mon effacement. »



08/03/2013
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