Demain vous entrez dans la conjuration - Philippe Riviale
« -Eh bien, imaginez une rivière. Son eau coule et serpente en mille ruisseaux à
travers les prairies, entre les pierres ; elle cascade d’étage en étage et glisse en
murmurant vers la mer qui l’accueille et la réchauffe en son éternité. En chemin,
elle reçoit mille petites sentes d’eau, et l’ondée du ciel qui vient, goutte à goutte,
la rejoindre ; et chaque goutte a son histoire. Représentez-vous la joie, le plaisir
toujours recommencé, de la source à l’embouchure…
-Mais, objecta Noémi, qui tient le rôle de la rivière dans ces collines-ci ?
-Je crois, répondit Kuenlun, que c’est le conteur. »
Philippe Riviale a ce grand talent de conteur, un talent qui vous donne à croire que
la vérité va vous être dévoilée, que la vacuité de l’existence, l'absence de sens
peuvent être supportés, dans l’attente de cette révélation. Et la musique de ses
mots, la douceur de son texte captive et envoûte.
Dans la cité d’Uz, dans un lieu et en une époque indéterminés, pour des récits qui
ont une portée universelle, trois hommes, Moukden, Baïkal et Kuenlun, et par
moments une jeune femme, Noémi, manipulent des idées et content des histoires,
cherchant à atteindre et transmettre la sagesse, loin de l’opulence des affaires,
"un or terne et misérable", partageant ces histoires dans lesquelles seuls des
individus isolés parviennent à leur plénitude, à surmonter l’oppression, la peur et
la résignation, à se libérer de la marchandisation du monde, monde dans lequel le
savoir est, le plus souvent, un outil de pouvoir et les portes de la sagesse fermées
au plus grand nombre.
Paru en 2012 aux éditions Attila, ce texte fut écrit trente ans plus tôt, contemporain
donc des "Jardins statuaires" de Jacques Abeille, avec lequel il a en commun une
langue superbe et ciselée, les réflexions sur la barbarie et l’éloge de la féminité.
Les labyrinthes et les mystères de ces contes, étrangers et familiers, ont aussi
une grande parenté avec Borges dans ces récits qui ont l’étoffe des rêves.
« N’y a-t-il pas beaucoup de manie de persécution dans ce monde ? Cette civilisation
dans laquelle les puissants commandent qu’on fasse circuler les marchandises, tant
que cela accroît le stock de leur or ; cet ordre, fondé sur un désordre appauvrissant
ou nul ne se reconnaît, ne se protège-t-il pas du savoir et de l’intelligence par de
multiples moyens de pression et de répression ? Lorsqu’il s’agit d’empêcher les
hommes de rechercher le bonheur par des voies qui déplaisent aux puissants,
n’avons-nous pas des gouvernements, des polices, des lois et des tribunaux, des
peines et des prisons, pour les contraindre à oublier leurs rêves, et les mêler dans
le dégoût aux assassins, aux escrocs et aux voleurs ?
Notre homme, sur les grands chemins, ou au cœur des cités, ne se prend pour rien
d’autre que pour lui-même ; il n’a pas de frayeur. Il ne risque que sa vie. Mais,
quand il rentre au logis, y a-t-il plus urgent et plus nécessaire que de prendre note,
de méditer ? Il s’installe face à la mer ; là, il rédige, adresse des messages, tient
ses amis au courant de ses progrès, les supplie de ne pas perdre courage. Des
oiseaux voyageurs lui apportent, de cent endroits, des lettres sur de tout petits
papiers, d’une extrême importance. Alors, il est l’âme d’une vaste conjuration. »
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