Souvenirs nocturnes
Je me souviens de ma chambre blanche et bleue, au dernier étage du manoir
à colombages normand de mon enfance. Je me souviens du cabinet de toilettes
glacial en hiver et du couloir dissimulé dans la penderie qui reliait nos deux chambres.
Je me souviens de la rudesse du matelas et de la tente glaciale, au pied de la
Cordillière blanche au Pérou. Je me souviens du bruit des avalanches de séracs
dans la nuit, comme un monde qui s'écroule.
Je me souviens d'un hôtel infesté de moustiques dans la plaine de Ferrare, des
trous dans les draps et de l'eau rouille coulant de la douche.
Je souviens de ma chambre d'angle face à l'église, du roucoulement des pigeons
comme des complaintes humaines le matin, du papier peint violet et du piano trop
envahissants.
Je me souviens de l'espace exigu en forme de triangle, sous le gaillard d'avant
du bateau, du roulis et du goût salé de ta peau de velours.
Je me souviens du dénuement de cette chambre au sol de béton, dans un hôtel
non achevé d'un village d'Amérique du Sud, et de son prix dérisoire, deux dollars
pour la nuit.
Je me souviens du dortoir de la colonie de vacances à Picherande en Auvergne,
des chants berbères de Zoubida et des culottes géantes de certaines filles.
Je me souviens de notre vaste chambre carrée, des grandes baies vitrées
comme un immense œil contemplant les monuments de Paris, et du
rideau dépliant en son centre permettant de couper notre chambre en deux camps.
Je me souviens des gros plis toujours boursouflés de ce rideau, symbole de
l'entente de deux sœurs jamais démentie.
Je me souviens de l'odeur du chalet envahissant notre petite chambre de bois,
écho aux contes des frères Grimm, du moelleux du lit, du miel des couleurs de
la chambre, de l'aveuglement blanc à l'ouverture des volets le matin. Je me
souviens que nous ne nous étions pas levés.
Je me souviens d'une chambre toujours dans la pénombre, au dessus d'une
chocolaterie de renom, de cette odeur douceâtre jusqu'à l’écœurement, de la
lampe de chevet faiblarde qu'on ne pouvait jamais éteindre.
Je me souviens d'une pièce claire et confortable accueillant les visiteurs de
passage, de la vue sur les canaux de Fort Lauderdale, et d'une nuit bercée
par le bruit incessant des drisses cognant le long des mâts.
Je me souviens de la chambre d'un hôtel de passe du XVIIIème arrondissement.
Je me souviens surtout de ton corps, de la sûreté de tes gestes et de mon
abandon au plaisir.
Je me souviens d'une chambre mansardée à Venise, des escaliers interminables
pour la rejoindre, de la lucarne qui s'ouvrait sur le Campo San Stin et l'église
Santa Maria dei Frari, et d'une petite terrasse, paradis minuscule pour prendre
le café.
Je me souviens de ma chambre d'étudiante, territoire marqué sur chaque
centimètre carré par mes posters publicitaires, reproductions de peintures,
mes livres, disques, mes petits objets fétiches, mon bar déjà abondamment
fourni et ma chaîne hifi vénérée. Je me souviens que nous faisions des concours
de bruit.
Je me souviens d'une chambre chez mes beaux-parents, noire et silencieuse
comme un tombeau.
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