Choses vecues Choses lues

Choses vecues Choses lues

La porte du palais

Chevilles meurtries par ses liens à peine déliés, ses jambes fines fatiguées

pouvant à peine la porter, sa chevelure toujours brillante, uniquement

retenue par un ruban, masquée par un léger voile blanc, Roxelane

aperçut enfin le palais du sultan, après ce si long voyage pendant

lequel, prisonnière, elle n'avait quasiment rien vu.

 

Au-delà des murailles, elle gravit les quelques marches de l'immense

perron cerné des hautes colonnes, franchit l'immense porte en ogive,

effleura du bout de ses doigts effilés la dentelle de métal doré si brillant

qui la recouvrait et sentit sous sa paume les froids motifs végétaux du

marbre.  Souffle coupé par la hauteur de la pièce, par l'arrondi parfait

du dôme d'une douceur maternelle, par la température froide du lieu

et son contraste avec la chaleur du dehors, par la beauté somptueuse

des céramiques bleues comme les grandes fosses des océans qu'elle
n'avait jamais vu, elle, fille d'un prêtre de Galicie, par la profondeur

des motifs verts comme les hautes herbes des steppes qu'elle avait

traversées, par le choc du rouge comme le sang qui avait été versé

pour la capturer et l'emmener comme esclave, elle entra dans le

vestibule au sol marmoréen blanchâtre veiné de pourpre.

 

Elle sut qu'elle ne reverrait plus jamais sa ville natale de Rohatyn,

qu'il lui faudrait désormais trouver sa place dans ce palais, et que

cette place devrait être la plus haute pour reconquérir sa liberté.

 

Avançant dans une pièce plus petite, dont les murs étaient sur trois

côtés meublés de longues banquettes et de sombres coussins, on lui

fit signe d'attendre ; on allait l'emmener au-delà de cette porte devant

elle, l'entrée du harem – un mot dont elle ignorait l'existence, un lieu

dont elle ne savait rien. Par une ouverture creusée dans la muraille,

elle aperçut pour la première fois le sommet de la grande mosquée
voisine et au loin les voiles blanches des bateaux glissant sur le
Bosphore. Sa gorge était serrée, sans qu'elle sache ce qui, de la
soif ou de la perte de tout, lui était le plus douloureux.

 

Finalement un homme à la peau noire et à la voix bizarrement haut

perchée l'emmena, et le bruit de la porte qui se refermait fit mourir

une partie d'elle-même.



22/10/2012
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